// Comment la pratique posturale est devenue la composante essentielle du yoga transnational. // (Part.5/5) 
L’ Ashtanga Vinyasa Yoga

La pratique moderne de l’Ashtanga Vinyasa yoga est complexe par rapport à son histoire et ses origines. Le fait que Krishnamacharya ait puisé dans diverses formes de culture physique populaire et exploite les «tournures de cirque» hatha yogiques dans son élaboration et sa promotion du yoga ne doit nullement invalider la méthode.

Même si le nom «Ashtanga Vinyasa» n’a été appliqué au système qu’après l’arrivée des premiers étudiants américains dans les années 1970, même si les séries, enseignées aujourd’hui, n’ont été finalisées que début 1980 et sont l’innovation de Pattahbi jois, et même si elles ne sont pas représentatives de la pédagogie yogique globale de Krishnamacharya; Il est important pour les pratiquants modernes de réaliser que le système postural qu’est l’Ashtanga Vinyasa Yoga n’est pas seulement la dernière discipline tendance qui vient tout juste de se développer pour que votre corps soit en forme et réponde aux codes de l’esthétisme actuel.

Lorsque vous pratiquez ce yoga, vous faites partie d’une ancienne tradition qui a résisté à de nombreuses tempêtes. C’est là que réside le génie de Krishnamacharya dans le fait d’avoir su l’adapter à notre époque.

Il est dit que Krishnamacharya a appris les fondements de l’Ashtanga vinyasa yoga de son guru Himalayan Ramamohan Brahmachary sur la base d’un texte vieux de cinq mille ans, de Vamana Rishi, appelé Yoga Kurunta. Ce texte est censé décrire intégralement toutes les asanas et vinyasa des séquences.

Ne prenant en compte que ce qui a été retranscrit par écrit, alors que le texte a été dévoré par les fourmis et sans aucune copie semblant exister, ni aucune mention faite au dit texte dans les écrits de Krishnamacharya, beaucoup de chercheurs, comme Mark Singleton, ne peuvent créditer l’ancienneté du système.

Pour cette même raison, le Hatha Yoga Pradipika ou le Gueranda Samhita ne mentionnant que peu d’asanas, ces même chercheurs, auront tendance à dire que le nombre d’asanas est grandissant et cristallisent ainsi l’idée d’une invention du 19e siècle.

Il faut pourtant comprendre que la plupart des lignées de yoga – rappelons-le; des ascétiques, renonçants et contestataires des ordres en cours – gardaient leurs enseignements secrets et non pas, ou peu, laissé de trace écrites derrière eux. En Inde, les enseignements se faisaient selon une tradition orale, les postures étaient apprises au travers d’un enseignement personnel auprès quelqu’un qui les avaient maîtrisées.

L’Ashtanga vinyasa Yoga est bien né du sol fertile des vedas.

Même si la pratique n’inclut pas strictement de rituel védique, elle n’en reste pas moins connectée avec une des plus ancienne conceptions védiques; dans le Brhad Aranyaka Upanishad, le sage Yajnavalkya explique que l’obtention de la libération (mukti) se fait en pratiquant un rituel avec les 4 puissances que sont; le son, la vue, le souffle et l’esprit.

Significativement, ce sont les éléments qui définissent l’Ashtanga vinyasa Yoga : En produisant le SON de Ujjayi et en posant son attention dessus, tout en restant concentré sur les drishti (intention du regard) représentant la VUE, laissant le SOUFFLE guider les mouvements, rendant ainsi la respiration anatomique et pranique le centre permanent de la pratique, le tout lié par les bandhas, alors l’ESPRIT est calme.

Quand aux nombres d’asanas supposés croître avec les années, rappelons que les Shastras déclarent qu’il y avait 8,400,00 asanas, l’équivalent alors du nombre d’espèces vivantes dans l’univers. Il est dit que le sage Ramanamohan Bramacharya en connaissait 7000 et en enseigna 3000 à S.T.Krishnamacharya. Les systèmes actuels étant composés d’une 12aine à quelques centaines de postures, on aurait plutôt envie de croire que le chiffre décroit. Une contradiction est quoi qu’il en soit à relever.

Les asanas font parti d’une culture spirituelle qui vise à amener les pratiquants dans un certain état (sattvique), formant ainsi le fondement de techniques de yoga supérieures – pranayama et méditation – pour une élévation des états de conscience, de compréhension, de plus en plus subtils.

Vos pensées et vos émotions laissent des empreintes dans les tissus de votre corps – des noeuds psycho-affectifs, des granthis – qui d’une part rendent plus probable la répétition des états induits par ces mémoires cognitives (samskaras), et d’autres part créent des déséquilibres physiques, s’exprimant jusqu’à la maladie ou la douleur chronique, et mentaux, s’exprimant jusqu’au burn-out et les dépressions. Ces noeuds sont libérés, comme brûlés, par la pratique posturale, préparant a des formes plus poussées de pratiques induisant la montée de la Kundalini.

Pour les plus sceptiques, j’ai envie de rappeler que « la théorie ne l’emportera jamais sur la pratique » et qu’il faut le vivre, car « le yoga ne s’apprend pas, il se révèle ». Je pense pouvoir avancer que la grande majorité des pratiquants d’ashtanga vinyasa yoga ayant, pendant, disons, 12 ans et au delà, pratiqué avec la conviction intime et intuitive d’appartenir à une tradition ancienne, pourra témoigner du changement qui s’opère bien au delà du corps physique, prouvant par la même l’efficacité du système.

Considérez la pratique posturale comme une danse sacrée qui existait dans sa perfection bien avant notre ère. Pour qu’elle soit efficace au delà du corps physique, pratiquez-la, comme le dit Patanjali, avec une attitude de dévotion. Cela signifie pratiquer avec une attitude de générosité et de service plutôt que de gain personnel. C’est cette attitude qui mène à la compréhension de la divinité, quelque soit l’aspect du divin qui vous correspond – Dieu, le cosmos, mère nature, les lois de l’univers… et donc à la compréhension du monde et de soi.

A une époque comme la nôtre, baignant dans les affres de Kali yuga, les esprits distraits (Kshipta chitta) sollicités de toute part, entourés d’ondes en tout genre, respirant un air pollué, ingérant à notre insu des composés chimiques, indignés en constance par les injustices et la culture du vide (Mudha chitta)… l’ardeur de l’Ashtanga Vinyasa Yoga ne serait-elle pas une pratique adequate tant le besoin de purification est grand ?

A l’efficacité de la pratique, égalera le nombre des difficultés sur le chemin… car les éléments qui définissent le système tel qu’il est aujourd’hui, ne devraient être confondus, avec une rigidité inadaptable et non-evolutive. Le sens du mot « tradition » se perd et se confond au fil des millénaires que ce système pourrait avoir traversé. Même ardente, la pratique doit s’adapter au différents niveaux de condition physique (adhikara) chez les pratiquants.

Car enfin le risque est grand: devenir attaché à la pratique, au corps, aux fruits de l’action.

S’attacher à ses performances, s’identifier à son corps et refuser de considérer son impermanence, s’en vouloir quand la pratique du jour n’est pas à la hauteur de ses attentes d’un jour à l’autre, être frustré par ses limitations, se sentir en compétition ou penser que cette pratique est supérieure à une autre; c’est laisser l’ego diriger (Asmita). 
Pousser son corps toujours plus loin, malgré les blessures, la fatigue, le froid, la maladie.. pour plaire, pour se plaire, pour se punir, pour obéir, pour être plus fort que les autres, pour être vu, pour épater.. c’est désirer; être attaché aux plaisirs que cela engendre, et demander leur répétition (attachement – Raga). 
Repousser une pratique, trouver des excuses pour s’endormir sur son tapis, pour éviter d’y aller, pour éviter une posture pourtant accessible par peur, par flemme, parce qu’on ne la maîtrise pas…rester dans sa zone de confort, cela aussi sera appeler à se répéter en dehors du tapis (aversion – Dvesha). 
Avoir peur du jugement, peur de ne plus y arriver, peur de ne pas être reconnu, considéré, peur de vieillir… peur de mourir (Abhinivesha). 
Dans l’ignorance (Avidya) de tout cela, de toutes ces pensées, de toutes ces empreintes (samskara), dans l’ignorance de ce que nous sommes vraiment… sont les Kleshas; les 5 afflictions du mental menant à la souffrance humaine.

“AVIDYASMITA-RAGA-DVESHABHINIVESAH KLESAH » ~ Yoga Sutras of Patanjali

L’ashtanga Vinyasa Yoga n’est pas une invention moderne et s’inscrit dans le registre des Kriya Yoga (de la racine sanscrit action) composés de trois élèments; tapas, maintenir sa pratique devant l’adversité que peuvent être les Kleshas, Svadhyaya, l’étude de soi, des textes vous y menant, et Isvarapranidhana, soit cette conviction qu’il existe des forces au delà de votre compréhension, du rationnel. Conviction portée par l’intention que vous donner à votre pratique.

Vous devez vous rappeler continuellement que le but ultime du Yoga, quelque soit le chemin pris, n’est pas de devenir bon dans l’exécution des techniques. Le but est de réaliser le Brahman, le divin, votre divinité… là se trouve la libération et ce que le yoga peut vous offrir: 
« Une pratique qui libère, une connaissance de soi qui transforme, une éthique qui fait vivre » Ysé Tardan-Masquelier.

Connectez-vous avec cette pratique séculaire, honorez ses fondateurs. Lors de la conception de cette pratique, de nombreux concepts et idées qui composent nos vies et la société d’aujourd’hui n’existaient pas. Et cette tradition existera sûrement encore quand beaucoup de ces idées auront disparues.

Ref. « Yoga body » M.Singleton / Gregor Maehle « the intermediate series »

#infinitegratitude

// Comment la pratique posturale, est devenue la composante essentielle du yoga transnational. // (Part.4) Krishnamacharya

Les fondements du hatha yoga confondu avec l’éducation physique, souvent marqués par la biologie moderne, ont donc été lancés au cours des quatre premières décennies du XXe siècle.

Des personnes y ayant contribué, on retiendra:

Swami Kuvalayananda (1883-1966), qui utilisa le matériel de la science moderne pour mesurer les effets physiologiques des asanas, du pranayama, des krya et des bandha, et utilisa ses découvertes pour mettre au point des approches thérapeutiques. Il aura une grande influence sur T. Krishnamacharya.

Sri Yogendra (1897-1989), comme Kuvalayananda, est entré dans la voie du yoga après des années d’immersion intensive dans la culture physique moderne, la gymnastique et la lutte – son surnom était «Mr Muscle». Il travailla avec un certain nombre de médecins et de naturopathes occidentaux d’avant-garde.

K.V. Iyer (1897-1980) bien que presque exclusivement considéré comme un culturiste, Iyer était un fervent promoteur de la pratique du Hatha Yoga dans le cadre d’un régime de culture physique plus vaste et hautement esthétique, basé sur des modèles occidentaux. Il avait également une réputation répandue pour guérir les maladies par le yoga. La clientèle d’Iyer comprenait un éventail de personnalités influentes telles que le musicien Ravi Shankar, mais son patient le plus puissant et le plus célèbre à l’époque était Krishnarajendra Wadiyar, le maharaja de Mysore, qu’il soigna après un accident vasculaire cérébral. 
En guise de remerciement, le Maharaja. finança la construction du Vyayamsala d’Iyer et sponsorisa la fameuse succursale de Mysore au palais de Jaganmohan.

Yogananda (1893-1952) a enseigné aux États-Unis une version du «contrôle musculaire» yoguique fortement influencée par la nouvelle pensée et le bodybuilding européen. Son jeune frère, le bodybuilder de renommée internationale, B.C.Ghosh, ouvra son collège d’éducation physique à Calcutta en 1923 et y enseigna diverses techniques de musculation incluant l’asana. C’est là qu’il a formé Bikram Choudhury, qui établira ce qui est peut-être «un des plus rentables empires transnationaux du yoga d’aujourd’hui – le Bikram yoga» (M.Singleton)

Gardons à l’esprit que le phénomène du yoga international basé sur la posture n’aurait pas eu lieu – et cela se vérifie encore aujourd’hui – sans le développement rapide de la technologie d’impression et la disponibilité facile et peu coûteuse de la photographie.

Toutes les publications indiennes de l’époque (1930-40), illustraient déjà, de manière exclusivement masculine alors, une série de clichés glamour semi-nu ou totalement nu dans diverses postures héroïques, envoyant un message clair: l’asana est une technique de conditionnement physique qui pourrait apporter le bonheur par la santé et la perfection du corps esthétique.

Les mots de Vivekananda, datant du début du siècle, résonnent encore…
«Les pratiques fondamentales du Hatha yoga, telles que le kriya et les asanas, sont des tours de fakirs du cirque»

«Lorsque de nombreuses personnes originaires de pays occidentaux se rendent à ce Yogasala financé par le Maharaja pour prendre des photos de yogasanas et les exposer dans leur pays, nous ne pouvons plus rester silencieux et permettre aux yogasanas d’être pétrifiés dans la pierre» T. Krishnamacharya 1941

Krishnamacharya (1888-1989), qui travaillait, à coté de Iyer, sous la direction personnelle du Maharaja de Mysore, fervent défenseur de la mission indienne de culture physique – a pour mission de vulgariser la pratique du yoga. Le système qu’il mettra au point est le produit de ce mandat, comme en témoignent les registres de l’époque du palais de Jaganmohan.
Krishnamacharya développera donc son propre système de Hatha Yoga, enraciné dans la tradition brahmanique mais modelé par l’engouement de l’époque pour la culture physique éclectique. Son enseignement était alors destiné à être, et était en pratique, expérimental.

Il devint un acteur majeur de la fusion moderne entre la pratique des asanas de style gymnastique et la tradition de Patanjali.

«Krishnamacharya innovait tout le temps en réponse à ses élèves. Il inventait et innovait. Krishnamacharya n’a jamais insisté sur un ordre particulier de postures » T.R.S.Sharma

Du début des années 30 jusqu’au début des années 50, Krishnamacharya élabora un système dont le composant central était une série rigoureuse d’asanas, reliées par une séquence de liens répétitive. L’Ashtanga Vinyasa Yoga de Pattabhi Jois est un développement direct de cette phase de l’enseignement de Krishnamacharya. Toutes les formes dérivées telles que le «power yoga», le «vinyasa flow», le «power vinyasa», etc. tirent souvent une inspiration explicite de ces séries.

Ses séquences fluides/flow semblerait avoir été conçues, au moins en partie, comme des démonstrations de performance pour une cour indienne moderne, afin d’attirer les gens vers le yoga – pour attirer leur attention et leur enseigner le yoga. Il est même dit, parmi certains des anciens élèves, que le compte de 5 respirations par posture ne vient que du fait de ces demonstrations – 5 respirations étant le temps nécessaire pour expliquer l’utilité d’une posture sans perdre l’attention de l’audience. Il est vrai que son livre Makaranda prône de longues durées pour la plupart des postures.

C’est ce chapitre précis de la carrière de Krishnamacharya qui dominera pourtant la pratique populaire du yoga dans les pays occidentaux aujourd’hui.

Après avoir quitté Mysore au début des années 50, ses méthodes ont continué cependant d’évoluer. Il est révélateur à cet égard que le style d’enseignement de ses disciples ultérieurs, à Chennai – tels que Desikachar et A.G.Mohan – ressemble peu à l’ardente séquence enseignée par S.K.Pattabhi Jois.

Bien qu’il ait finalement systématisé son enseignement de Mysore – comme en témoigne son livre Yogasanagalu (1941), Krishnamacharya modifiait les postures pour s’adapter à l’individu:
«Le principe fondamental de la longue carrière d’enseignant de Krishnamacharya montre que la pratique du yoga doit être adaptée à la période, au lieu et aux exigences spécifiques de chaque individu. L’âge et la constitution des élèves, leur vocation, leurs capacités et la voie dans laquelle ils se sentent entraînés.» Desikachar.

L’héritage du yoga contemporain de T. Krishnamacharya est en grande partie dû à la propagation et au développement de ses enseignements par ses élèves renommés tels que K.Pattabhi Jois, B.K.S. Iyengar, Indra Devi et T.K.V. Desikachar, B.N.S.Iyengar, À.G.Mohan.

#hatharetrouvé